Notre maison, notre miroir

Notre maison, notre miroir

On dit souvent d’un lieu qu’il a une âme. Pour le psychanalyste Alberto Eiguer, notre intérieur parle. Et en dit long sur ce que nous sommes. Exploration pièce par pièce de ce nid protecteur qui change avec nos désirs, notre évolution personnelle, mais aussi avec l’air du temps.

Psychologies : “La maison a un inconscient”, qu’est-ce que cela signifie pour vous ?

Alberto Eiguer : Que le choix de sa maison, de ses meubles, de sa décoration, l’agencement des pièces… ne sont pas le seul fait de décisions conscientes. Ce que nous projetons sur cet espace est le résultat de forces inconscientes. Il y en a plusieurs. La plus importante est la projection de l’image que nous avons de notre corps. Autrement dit, nous avons une image interne de l’espace dans lequel nous vivons.
Comme notre corps, la maison comprend différents endroits auxquels se rattachent des fonctions déterminées : manger, dormir, se reproduire… ; comme lui, on attend d’elle qu’elle nous protège de l’extérieur, qu’elle nous « enveloppe » ; comme lui, elle met en lien des membres qui forment ensemble un tout « famille ». Pour l’approche psychanalytique, le centre vital de la maison est la chambre des parents, d’où partent tous les autres investissements.

Une maison “vide” traduirait-elle un vide intérieur ?
L’intérieur d’une maison révèle ce que ses habitants ont dans la tête. En découvrant une maison vide, on est tenté de penser qu’il y a un manque chez la personne : cela peut refléter l’absence de liens avec ou au sein de la famille, une vie imaginaire affaiblie, un épuisement voire des symptômes dépressifs qui font perdre à ses habitants l’envie de « construire ».

Et une maison désordonnée ?
Quand on est perturbé, on est désordonné parce que l’on ne parvient pas à constituer d’espaces distincts, ni dans sa maison ni dans son esprit. Mais être désordonné ne signifie pas forcément être perturbé ! Certains expliquent qu’ils ont besoin de ce désordre pour se retrouver et pour avoir un accès direct à tout, ils « picorent »… Le désordre peut aussi être passager : on traverse une période de conflits dans la maison, on ne prend pas le temps de « mettre les choses au clair »… La maison offre toujours une photographie de l’inconscient de ses habitants.

Que révèle la distribution des pièces entre les différents membres de la famille ?
Pour le psychanalyste Isodoro Berenstein, l’intérieur de la maison représente symboliquement les liens inconscients entre ses habitants, les alliances et les rivalités. On peut aussi y lire le sens des hiérarchies – les plus « estimés » auront les plus belles pièces –, les ambitions et les priorités de chacun. Ainsi, si l’on a le désir de vivre longtemps ensemble, on décorera les lieux d’une façon plus chaleureuse.

Meubles et objets ne sont donc pas seulement décoratifs…
Avant même d’être habitée, la maison est « meublée ». Elle est meublée de nos fantasmes. On est au plus près de son intimité en décorant sa maison. Objets et meubles reflètent notre psychologie : on y exprime nos goûts, nos besoins fonctionnels. Mais ils parlent aussi de notre mémoire en nous rappelant sans cesse notre passé, notre histoire familiale avec ses mythes, ses secrets, ses mœurs. Ils suscitent des affects très puissants : la possession nous renvoie à notre identité, car notre estime de soi est autant satisfaite par ce que nous sommes que par ce que nous possédons.

Certains “exposent” beaucoup d’objets dans la maison. Comment interprétez-vous cela ?
Il y a plusieurs explications possibles. Cela peut relever de la « manie » : on a le désir de remplir, toujours plus, son « intérieur ». Parfois, l’accumulation de meubles et d’objets est telle que l’on peine à circuler entre les pièces : on empêche les mouvements comme pour ralentir le temps. Dans tous les cas, les objets sont très animés par notre psychologie. La relation forte et ludique que nous entretenons avec eux ressort de celle que nous avions, enfant, avec nos jouets : on les aime, ils ont une âme…

L’entretien
C‘est un lien quasi fusionnel qui nous lie à notre maison. A la fois refuge où se joue la part la plus intime de notre vie, et vitrine dans laquelle s’exposent nos goûts et nos valeurs, notre intérieur dit tout de nous, de nos souvenirs, de ce que nous sommes et de ce que nous vivons les uns avec les autres réunis sous le même toit. « Montre-moi ta maison je te dirai qui tu es » : telle est l’idée développée par Alberto Eiguer, psychanalyste et auteur de L’Inconscient de la maison.

La maison parle de nous. Mais ne peut-on pas “tricher” et y montrer autre chose que soi ?
Bien sûr. On est parfois trompé par les « apparences ». Le père de Colette, par exemple, avait chez lui une quantité de livres, dont il se disait l’auteur. Or ce n’était que des pages blanches ! Mais, là encore, une facette de l’individu – en l’occurrence le goût de l’imposture – se traduit dans la maison. Mais celle-ci peut aussi être une « aide ». Si on ne va pas bien et que l’on s’entoure de couleurs vives, cela peut compenser certains aspects de notre fonctionnement interne.

On comprend mieux qu’un déménagement soit un moment émotionnel intense.
Le déménagement est un lourd processus, qui consiste à aller d’un dedans vers un dehors pour investir un autre dedans. Ce qui est loin d’être simple. On éprouve souvent de la nostalgie, on a tendance à penser que « c’était mieux là-bas », on se sent « étranger » à ce nouveau « chez soi ». Autant de sentiments qui prouvent que notre « habitat intérieur » est encore partagé entre les deux espaces et qu’on ne l’a pas entièrement « récupéré ». La structure familiale dans son ensemble est elle aussi mise à l’épreuve dans le déménagement, car chacun n’intègre pas ce nouveau dedans au même rythme. Là encore, il n’y a pas de règle.

Analyse pièce par pièce
Miroir de notre psychisme, la maison est d’abord un espace de vie : on la rénove, on la bricole, on la réaménage. Elle est soumise à nos envies et à nos besoins changeants qui, tout en étant très personnels, suivent l’évolution socioculturelle.

« Alors qu’il reste le lieu du secret, le “chez soi” se montre de plus en plus », remarque la psychologue et sociologue Perla Serfaty-Garzon. Auteure de Chez soi, les territoires de l’intimité, elle nous explique les dernières mutations de la maison, pièce par pièce. Si ces évolutions sont une tendance générale, elles n’en restent pas moins le reflet des aspirations profondes de chacun de nous, plus que jamais préoccupé par son intérieur.

Le salon
Il est a priori le lieu le plus public de la maison.
Jusqu’à ces dernières années, il avait pour fonction de nous situer socialement. Aujourd’hui, l’essentiel est d’y exprimer son individualité et son originalité davantage que son appartenance à une classe. Le paradoxe ? Tout en restant public, le salon est devenu le lieu de l’expression de soi, là où tout ce qui fait notre identité s’expose : photos de famille, créations artistiques, livres, CD, magazines…

La cuisine
Elle est de plus en plus sociable, ouverte à tous.
Les enfants y font leurs devoirs, les couples s’y retrouvent en fin de journée, les amis y dînent… La cuisine est le lieu de l’oralité par excellence : non seulement on y mange, mais on y discute. De fait, l’aménagement de cet espace change. Elle devient le salon de la vie quotidienne, l’esthétique prend le dessus : on la soigne, on l’équipe comme on le faisait autrefois pour le salon.

La chambre du couple
Cette pièce reste une célébration du couple.
Toutes les études indiquent que c’est celle pour laquelle on dépense le moins, preuve qu’elle est essentiellement vouée à la sexualité et au sommeil. Encore aujourd’hui, elle n’est pas censée être vue par les « étrangers », même si les modes de vie familiaux et le rapport à la pudeur et à l’intime varient considérablement d’un foyer à un autre.

La salle de bains
Après des années de rigueur hygiéniste, la priorité est donnée au plaisir et à la sensualité.
Cette pièce est devenue l’espace où s’exprime le plus clairement notre tendance au souci de soi et au narcissisme. On n’hésite d’ailleurs plus à la montrer, quand on fait visiter sa maison. Cette ouverture de l’espace va jusqu’à favoriser l’absence de mur entre la chambre et la salle de bains.

Les toilettes
S’il s’agit d’une pièce à part, la tendance est à la décoration ludique (lunette décorative, affiches humoristiques…). Une façon d’assumer, en le personnalisant, ce petit coin autrefois honteux. Cette tendance prouve la reconnaissance de cette fonction secondaire. Après des siècles de déni, l’acceptation du corps l’emporte enfin.

Anne-Laure Gannac – article paru dans psychologies.com